CHAPITRE X

Arrivé au nord de la rivière DentBleue, je fus incapable de maintenir ma forme-lir. La douleur me dévorait le crâne, irradiant depuis l'orbite vide de mon œil droit.

Je me retrouvai accroupi dans la neige, attendant que les pulsations cessent.

Lir, nous devons continuer. Le loup...

— Je sais, haletai-je, je sais, mais...

Je m'assis et j'appuyai une main sur mon crâne.

Dieux, faites que cette douleur cesse...

Lir, je sens où il est. Tout près de la cabane du passeur.

Le bandeau de Caro protégeait mon orbite du froid et de la poussière. J'avais l'impression d'avoir un étau en travers du visage, pas un morceau de cuir.

Lir, il cherche ton rujholli.

— Ian ! Il est vivant ? Tu as enfin pu contacter Tasha ?

Il est en vie. Mais il est en danger. Le loup est après lui.

— Allons-y ! criai-je. Hélas, je crois que je serai obligé de continuer sous ma forme humaine.

La rivière était encore gelée, cependant la glace commençait à fondre. J'entendis des craquements sinistres sous mes pieds. J'avançai à grand-peine, à cause du dégel et de la douleur, dans ma tête.

Lir... Le loup...

J'étais à mi-chemin quand j'entendis le hurlement de l'animal. Alarmé, je levai la tête, glissai et perdis l'équilibre.

Mon crâne heurta violemment la glace. A demi assommé, je gémis, incapable de bouger.

Lir, tu dois venir !

Ma joue reposait contre la glace.

Lir...

Le loup hurla de nouveau.

Ian. Le loup le cherche.

Je me relevai avec l'impression que ma tête allait éclater.

Au prix d'un effort de concentration intense, je m'isolai des sons, des images, du froid et de la douleur.

Il me faut la forme-lir, dis-je au vide de la métamorphose. Tout de suite.

Le vide m'examina, m'avala et me recracha sous ma forme de loup.

Serri avait pris de l'avance sur moi.

Ian était debout devant l'entrée de la cabane, au loin.

Le loup blanc jaillit des arbres, se dirigeant vers lui.

Serri, avertis Tasha !

C'est déjà fait.

Ian nous vit : deux loups blancs et un loup gris argenté. Il sortit son couteau, mais recula d'un pas.

— Niall ? demanda-t-il.

Dieux ! Il ne peut pas savoir lequel est moi !

Avec un seul œil, même sous ma forme-lir, j'avais du mal à différencier sur la neige les ombres et les taches lumineuses. J'avais besoin de temps pour apprendre.

Mais ce n'était pas le moment.

Je changeai de trajectoire pour intercepter le loup blanc. Au moment où il s'apprêtait à bondir, Serri renversa Ian et se campa devant lui pour le protéger.

J'avais déjà sauté sur le loup.

Comme moi, il essayait d'atteindre la jugulaire, mais j'étais handicapé par mon œil unique. Nous roulâmes sur le sol, grondant, bavant.

Ian s'était relevé, une flèche encochée.

Mais il ignorait sur qui tirer.

Les pattes arrière de mon adversaire m'égratignèrent le ventre, ses dents s'enfoncèrent dans ma chair. Je sentis la puanteur du monde des ténèbres, l'odeur infâme d'Asar-Suti.

Je l'attrapai à la gorge, le secouai, déchirai sa chair. J'entendis son souffle devenir rauque ; puis je sentis le goût du sang dans ma bouche.

Il parvint à se dégager, saignant abondamment. La langue pendante, il essaya de reculer. Alors il tomba. Ses pattes battirent un instant.

Il mourut.

Je me tournai vers Ian et vis la flèche dirigée sur moi. Il ne pouvait pas savoir quel loup avait remporté la victoire.

La forme-lir m'échappa de nouveau.

— Niall ! Rujho !

Il jeta son arc, courut vers moi et m'attrapa par les épaules pour m'empêcher de tomber. Puis il recula, me dévisageant avec horreur.

D'abord je ne compris pas pourquoi. Puis je me souvins de mon visage.

— Dieux, tu es vivant, haletai-je. J'avais craint que cette peste soit mortelle à tous les coups...

— Niall, que t'est-il arrivé ?

— Strahan a envoyé un faucon sur moi...

— Niall, entre dans la cabane et assieds-toi.

— Non. D'abord... Il faut brûler le loup. Il est le dernier porteur de peste. Homana sera débarrassée de la maladie...

— Je vais le faire, dit-il. Mais entre, tu sembles prêt à t'écrouler.

C'était vrai. Ma tête me faisait atrocement souffrir. Ian me conduisit à l'intérieur de la cabane de Padgett.

— Le passeur est parti chercher des provisions. Il ne devrait pas tarder. J'avais prévu de partir aujourd'hui.

— Pour Mujhara ? demandai-je.

— Bien sûr que non ! Je voulais aller sur tes traces.

— Il faut rentrer tout de suite. L'ennemi est dans nos murs. Gisella sert Strahan ; Varien est ihlini. Ils veulent me voler mes fils.

— Tes fils ?

— Pour les utiliser. Pour en faire leurs suppôts, puis les placer sur le trône d'Homana et celui de Solinde. Ils pourraient réussir, si Gisella les leur amène. Partons tout de suite.

— Non. Tu n'es pas en état. Au matin, peut-être. Veux-tu manger quelque chose ?

— Je ne crois pas. Cela me ferait vomir. ( Je fermai les yeux et appuyai ma tête contre le dossier de la chaise. ) Ian, te souviens-tu de ce que nous a dit la vieille Ihlinie ?

— Oui.

— Je commence à croire qu'elle avait raison, quand elle affirmait que les Cheysulis et les Ihlinis étaient des races sœurs. Taliesin me l'a dit aussi.

— Taliesin ?

— Un barde ihlini. Jadis en faveur auprès de Tynstar.

Je lui parlai de Taliesin, mais je ne dis rien de Caro. Plus tard, peut-être.

— C'est une hérésie, Niall, dit-il. Cela va contre les enseignements des shar tahls.

— Ils ont peut-être de bonnes raisons de ne pas dire toute la vérité. Crois-tu qu'un guerrier cheysuli se retiendrait de coucher avec une femme ihlinie s'il avait vraiment envie d'elle, simplement à cause de sa race ? Il faudrait des raisons plus puissantes...

— Je suis le dernier qui puisse répondre à cette question, après ce que Lillith m'a forcé à faire.

— Ne te blâme pas, dis-je. Tu croyais être sans lir. Crois-tu que je ne comprenne pas ?

— Je pensais que le i'toshaa-ni m'aiderait. Mais je suis toujours souillé.

— Ian, arrête. Lillith avait un but. Il devient plus clair maintenant. Si on fusionne les races, on fusionne les pouvoirs.

Il me regarda, horrifié.

— Elle voulait un enfant de moi !

Il était probable qu'elle l'avait eu. Varien me l'avait dit : Elle a obtenu ce qu’elle voulait de votre frère.

— Oui. Si les Ihlinis avaient un enfant mêlant nos deux races, ils se rapprocheraient dangereusement de la réalisation de la prophétie.

— Mais... Cela signifierait leur disparition !

— Non. Pas s'ils contrôlent les lignées. Ils pourraient détourner la prophétie. Un enfant Premier Né, entre les mains des Ihlinis, sonnerait le tocsin des Cheysulis. Taliesin m'a dit quelque chose à ce sujet. Il a dit que... ( J'essayai de retrouver les mots exacts. ) Lorsque l'enfant de la prophétie sera né, les lirs connaîtront un nouveau maître.

— Dieux, non ! Les lirs ne nous quitteraient jamais !

— Mais s'ils le faisaient...

Je regardai Tasha, puis Serri.

Lir. demandai-je, le ferais-tu ?

Il ne répondit pas. Tasha non plus, d'après la réaction de Ian.

Mon frère s'agenouilla à côté de Tasha. Il lui entoura le cou de ses bras.

— Les lirs nous quitteront ? demanda-t-il. Ils nous abandonneront ?

— Strahan veut mes fils, dis-je abruptement. Comme Lillith voulait ton enfant.

Ian me regarda.

— Dans ce cas, il me faudra le tuer.